La fontaine municipale était assaillie aux heures chaudes, et nombre de gens profitaient des gouttelettes éparses, comme une pluie bienfaisante.
Assis à la terrasse de La Fontaine de Jouvence, l’inspecteur laissait son regard errer sur les glaçons au fond de son verre ; il y voyait l’image de la jeune femme, prisonnière de la glace. Il ferma les yeux et reporta son attention sur son interlocuteur qui achevait sa logorrhée, la gorge en feu, pour se précipiter sur son bloody mary. Sautant du coq à l’âne, il murmura :
– Vous ne pouvez savoir à quel point cette boisson est rafraîchissante ! Correctement dosée, La texture de la tomate glisse le long de l’œsophage et laisse une note de fraîcheur alors que le gin et les épices – poivre, tabasco, piment, selon les goûts – vous montent à la tête et provoquent une légère fièvre engourdissante, qui s’évanouit pour ne laisser que cette sensation de légèreté…
A voir le visage de l’homme qui gardait son panama même sous le parasol, on doutait que la fièvre ait disparu. L’inspecteur avait fait appel à lui, écoutant son intuition plus que sa raison.
Lisant et relisant le texte envoyé par l’assassin, il avait déduit que cet " Oncle Waltz " avait son importance, de même que ce lac. Il avait alors effectué des recherches dans les environs, sur toutes les affaires de violence, meurtres, disparitions mystérieuses qui auraient pu concerner un certain Waltz au cours des trente dernières années.
Le prénom en lui-même n’était pas très courant, et seuls dix cas étaient ressortis de son investigation : braquage de banque, morts dans l’incendie d’un immeuble, abandon de foyer, noyade accidentelle, accident de la route, accident de chasse.
Tout naturellement, il suivit la piste de la noyade. Quelques vingt années plus tôt, lors d’une sortie de pêche avec son petit fils, un quinquagénaire avait trouvé la mort dans le lac. L’enfant avait couru chez sa grand-mère la prévenir de l’accident. Il serait tombé de la barque. l’enfant on avait retrouvé le corps gonflé d’eau, une forte commotion à l’avant du crâne – un coup de rame selon l’autopsie. L’affaire avait été close très vite. Malgré tout, son sens de flic affûté par ses années en tant que profiler lui brûlait la cervelle. Il tenta donc de prendre contact avec les gens qui avaient connu ce Waltz, et les circonstances du drame. La seule personne encore en vie – sa femme et ses enfants étaient morts, et le petit-fils introuvable, était le curé de la paroisse qui officiait à l’époque, et avait été défroqué pour des motifs gardés secrets, qu’il avait nié en bloc.persona non grata dans la plupart des foyers tenus par l’église œcuménique des Derniers Jours, aussi passait-il la plupart de son temps dans un foyer public crasseux et délabré.
Surmontant sa répugnance, l’inspecteur l’invita à prendre un verre – ce qui, assurément, lui délierait la langue. Le curé en était à son sixième bloody mary, et il pérorait sur les anciens temps, ses prêches enflammées et la foi corrompue des jeunes d’aujourd’hui.
Au nom de Waltz, il parut s’assombrir avant de vider d’un trait le fond de son verre.
– Pauvre Waltz… il était un piètre nageur, mais un bon croyant ! il avait apporté beaucoup à notre petite paroisse, oui, beaucoup…
L’inspecteur regardait avec dégoût le vieillard libidineux se lécher ses babines desséchées, essuyant du revers de sa manche un reste de tomate dégoulinant de la commissure de ses lèvres. Il laissa sortir la question qui le tenaillait :
– Pourquoi avez-vous été défroqué ?
– C’est… c’est un complot ! Une calomnie ! On veut dissoudre la Sainte Trinité ! Mais Sa Colère s’abattra sur les infidèles, oui !
– Répondez à ma question, plutôt. Cela restera entre nous, dit l’inspecteur d’un air de connivence feint.
– Ces jeunes gens, mes ouailles, ils étaient si beaux vous savez, et leur chant si pur, un appel pour les Anges ! Alors, parfois, je leur demandais de chanter pour moi, le soir ; et certains de mes paroissiens se joignaient à moi pour écouter ces voix si mélodieuses… Et leur chair était si exquise !
L’inspecteur ne put réprimer un frisson en voyant les yeux embués de larmes de l’ancien curé. Il répugnait plus que tout ces tueurs de jeunesse, pédophiles, meurtriers d’enfants.
Semblant lire dans ses pensées, le vieil homme s’excusa :
– Non, ce n’est pas ce que vous croyez, je n’ai pas commis le pêché de chair avec ces enfants !
– Mais alors, qu’avez-vous fait ?
– Savez-vous qu’il existe des textes apocryphes où il est dit que le sang des Anges confère l’immortalité ? Et bien nous goûtions la chair de ses enfants, qui sont Séraphins et Chérubins, pour expier nos fautes et accéder à la félicité. Oh, comme il était doux le goût du Paradis ! Leur chair était comme une fraise à peine mûre, l’odeur de pureté qui s’en dégage, et cet incomparable goût ! C’est comme aspirer par la bouche la brise venant d’une forêt vierge ! Mais nous n’avions tué personne, dit-il en baissant la voix. Nous ne mangions que les prépuces et les lobes de ses enfants.
– Vous êtes un monstre ! Combien, combien comme vous on perpétré ce crime odieux ?!
– Crime ? Est-ce un crime que de chercher les clefs de l’Eden ?
L’inspecteur, pris de soudain haut-le-cœur, empoigna alors le vieil homme et le traîna derrière la ruelle sombre qui jouxtait son immeuble.
Assis sur un banc près de la fontaine, les trois vieillards de la cité neuve assistaient à l’échange.
Clothos dit : le vent se lève.
Lachésis dit : L’été s’achève.
Atropos conclut : Et moi j’en crève.